« . . . l’idée de la mort, sa peur, hante l’homme plus que tout autre chose ; c’est un ressort de l’activité humaine – activité conçue en grande partie pour échapper à la fatalité de la mort, pour la surmonter en niant, d’une certaine manière, qu’elle soit le destin final des hommes. »
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Cette idée est le sujet du Déni de la mort, essai publié en 1973 par l’anthropologue américain Ernest Becker, et qui s’appuie sur les travaux de philosophes comme Søren Kierkegaard, Sigmund Freud ou encore Otto Rank.
Le Déni de la mort soutient que le comportement humain est motivé par « le besoin biologique de contrôler notre anxiété fondamentale », à savoir, la peur de notre mort.
L’essai de Becker est l’aboutissement du travail monumental d’un des philosophes les plus importants du XXème siècle. Becker mourra, ironie du sort, deux mois avant que son chef-d’oeuvre soit récompensé par le Prix Pulitzer.
Le déni de la mort n’a jamais été traduit en France, et n’a obtenu qu’un succès réduit au regard de l’impact profond qu’il a eut sur la compréhension de la condition humaine.
Alors, plongeons nous maintenant dans la lecture de ce livre, en commençant par analyser notre rapport à l’anxiété et à la mort.
Le paradoxe existentiel
« Nous sommes des dieux avec des anus. »
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L’espèce humaine est la seule forme de vie à être dotée d’une conscience.
À la différence des autres espèces, nous pouvons contempler les étoiles, nous projeter dans l’avenir, et même aspirer à l’éternité.
Le problème, c’est que nous sommes également conscients de notre mortalité. L’homme est un sac de viande périssable, qui finira six pieds sous terre, dévoré par les vers.
« Voici l’horreur : avoir émergé de nulle part, posséder un nom, une conscience de soi, des sentiments intérieurs profonds et une aspiration intérieure à la vie et à l’expression de soi – et malgré tout cela, être destiné à mourir. Cela ressemble à un canular… Quel genre de divinité créerait une nourriture pour vers aussi complexe et fantaisiste ? »
Cette confrontation entre un soi symbolique et un soi physique a un nom :
Le paradoxe existentiel.
Ce paradoxe est à la source de l’anxiété humaine. Mais nous n’aimons pas l’anxiété.
Alors, comment faire pour y échapper ?
Devenir immortel
« L’homme ne peut supporter sa petitesse, à moins qu’il ne puisse la traduire en quelque chose de hautement significatif »
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Selon Becker, ça n’est ni plus ni moins que l’ensemble de l’activité humaine qui sert d’échappatoire au paradoxe existentiel auquel nous sommes sujets.
Tous les jours, nous cherchons à accomplir quelque chose qui non seulement sera valorisé par la société, mais qui survivra également à notre passage sur Terre. C’est notre manière de transcender la mort.
Ce que Becker appelle un projet d’immortalité.
Construire son projet d’immortalité, c’est chercher à devenir un héros, à savoir un individu qui transcende sa propre mort en réalisant quelque chose d’éternel.
Lorsque nous donnons naissance à un enfant, nous avons le sentiment – conscient ou non – que nous continuerons à exister à travers eux.
Mais bien d’autres concrétisations sont en fait assimilables à des projets d’immortalité : devenir le recordman de saut à la perche, obtenir le prix Nobel, ou bâtir une civilisation sur Mars…
Le problème, c’est que ces accomplissements ne peuvent être réalisés que par une poignée de personnes.
Alors, comment des millions d’individus peuvent t-ils devenir les héros qui transcenderont leur mort ?
Religion !
« Le monde réel est tout simplement trop effrayant pour être accepté tel qu’il est. Il montre à l’homme qu’il est un petit animal horrifié, qui un jour se décomposera et mourra. La culture change tout cela : elle fait paraître l’homme pour quelque chose d’important, de vital pour l’univers, et à certains égards, d’immortel. »
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Ça n’est ni plus ni moins que la société qui va offrir une réponse à la question posée.
Car selon Becker, une société est un système dont l’objectif est d’aider l’homme à échapper au paradoxe existentiel, en donnant un sens à notre vie.
Pour l’illustrer, faisons un petit voyage dans le temps.
Vivre au Moyen-Âge n’est pas un long fleuve tranquille : famines en série, espérance de vie inférieure à trente ans, et la possibilité d’être tué à tout moment par des chevaliers en collants rouges complètement ridicules.
C’est normal au Moyen-Âge
Comment une civilisation peut t-elle tenir dans des conditions aussi dramatiques ? En propageant la foi.
Le christianisme promet une vie après la mort, mais donne également le sentiment à ses fidèles de faire partie d’un plus grand dessein. Être croyant, c’est transcender sa mort en trouvant un sens à sa vie.
C’est devenir un héros.
Mais une société n’a pas besoin d’être croyante pour être religieuse.
Prenons le cas de l’URSS. Le régime communiste a permis au citoyen ordinaire de cultiver son sens de l’héroïsme grâce à un récit religieux.
Le courant du Stakhanovisme l’illustre parfaitement.
Pendant l’entre-deux-guerres, Stakhanov, mineur soviétique visiblement trop puissant, aurait extrait une quantité de charbon surhumaine en quelques heures. L’exploit, inventé de toutes pièces, est relayé par l’appareil d’État sur l’ensemble du territoire.
Vaste opération de propagande, le stakhanovisme avait pour objectif de galvaniser tout un peuple, afin d’entretenir le sens de l’héroïsme du pays.
Stakhanov, c’est le grand projet d’immortalité de toute une nation.
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La conclusion de Becker, c’est que la société et la religion sont les deux faces d’une même pièce : « toutes les sociétés sont des religions, qu’elles le croient ou non ».
Money is God
Nous avons vu comment les sociétés passées ont pu, à travers la foi ou le patriotisme, permettre à chaque individu de transcender la mort en les incluant dans un grand projet d’immortalité.
Mais comment l’homme parvient t-il à réduire son anxiété face à la mort dans le monde actuel ?
Selon Becker, si notre société moderne traverse une crise morale, c’est justement parce qu’elle ne parvient plus à atteindre son objectif initial. La foi et le patriotisme, qui permettaient autrefois de réduire l’anxiété de l’homme face à la mort, de lui donner un rôle spécial à tenir dans le monde, sont des vecteurs d’héroïsme archaïques.
Le progrès scientifique et la mondialisation ont rendu ces deux religions obsolètes.
Aujourd’hui, c’est l’argent qui, d’une certaine manière, a remplacé la foi et le patriotisme comme vecteur d’héroïsme. L’argent est une valeur quasi religieuse dans le monde capitaliste actuel. Car selon Becker, l’argent permettrait, comme pour les autres religions, de réduire l’anxiété de l’homme face à sa mort.
Des études ont en effet montré que lorsqu’on rappelait à un groupe de personnes le fait qu’ils allaient mourir un jour, ce groupe était plus susceptible d’accumuler de l’argent ou même d’acheter des biens onéreux.
Une manière inconsciente pour l’homme de construire son projet d’immortalité ? Ça semblerait être le cas. Plus notre capital grossit, plus il perdurera dans le temps. Ce capital, c’est une « partie de nous » qui continuera à vivre malgré notre mort, nous donnant par la même occasion une forme d’immortalité.
Mais lorsque l’argent devient un but en soi, nous rencontrons une impasse. Tous les jours, nous observons la vie de millionnaires sur nos écrans de télévision, nous rappelant que leur mode de vie est un succès… inatteignable. Les médias actuels propagent ce modèle de vie à toute vitesse, nous rendant sujets à une comparaison sociale d’une malsanité croissante.
Si nous ne sommes pas à la hauteur financièrement, beaucoup ressentiront leurs vies comme un échec.
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Maintenant que nous avons vu comment la peur de la mort pouvait structurer notre société et influencer le comportement humain, nous allons évoquer une autre angoisse qui nous travaille secrètement.
Car selon Becker, l’homme n’est pas uniquement terrifié par la mort…
Le syndrome de Jonah
« Il est fatidique et ironique de voir comment le mensonge dont nous avons besoin pour vivre nous condamne à une vie qui n’est jamais vraiment la nôtre. »
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« si la qualité fondamentale de l’héroïsme est l’authentique courage, alors pourquoi si peu de gens sont-ils vraiment courageux ? ».
Au XXème siècle, le psychologue Abraham Maslow théorise le Syndrome de Jonah. Selon Maslow, l’homme est un être terrifié à l’idée de réaliser le potentiel qui couve en lui :
« Nous craignons notre grandeur (…) Nous apprécions et même frissonnons devant les possibilités divines que nous voyons en nous (…) et pourtant, nous frissonnons simultanément de faiblesse, de crainte et de peur devant ces mêmes possibilités. »
Le syndrome de Jonah, c’est l’homme qui se dérobe d’une vie trop intense.
Mais pourquoi agirait t-on ainsi ?
Parce qu’en cherchant à cultiver notre singularité, nous quittons en même temps le confort et la sécurité de notre environnement. Notre société nous donne des garanties à condition que nous adhérions aux règles et aux normes qu’elle a établit.
Réveiller le petit secret qui est enfoui en chacun de nous, c’est par la même occasion s’affranchir du cadre qu’avait fixé la société au départ.
C’est échanger sa sécurité pour sa liberté.
Sauf que cette quête de liberté peut avoir des conséquences terrifiantes : extrême solitude, perte de repères, pour faire finalement rejaillir l’anxiété que nous avions tenté de refouler dans un premier temps. Nous préférons donc nous conformer, vivre une vie moins intense, mais plus sécurisé.
Mais la société n’est pas la seule responsable de notre engourdissement.
C’est le monde lui-même qui est trop lourd pour nos épaules. Le monde présente trop de possibilités, trop de beauté, trop de cruauté, trop d’amour, trop de douleur.
Trop de tout à la fois.
Nous sommes incapables de l‘expérimenter sereinement, car nous sommes des êtres sans défense, complètements ouverts à l’expérience, face à une nature à la fois majestueuse et terrifiante.
Se confronter à cette réalité, c’est par la même occasion prendre conscience de sa fragilité dans un univers qui se fiche de nos sentiments. C’est réaliser l’absurdité de notre condition.
Par conséquent, nous préférons nous « tranquilliser avec le trivial » comme l’expliquait le philosophe danois Søren Kierkegaard. Autrement dit, nous allons échapper au monde en façonnant une réalité beaucoup plus restreinte qu’elle ne l’est réellement. Nous allons nous couper de l’expérience.
Ce phénomène psychologique a un nom : c’est la répression.
« La répression présente un grand avantage : elle nous permet de vivre dans un monde à la fois miraculeux et incompréhensible. Un monde gorgé de tellement de beauté, de majesté et de terreur que si les animaux le percevaient comme tel, ils en seraient paralysés.
Nous sommes dans la répression lorsque, par exemple, nous passons des heures à regarder Netflix dans notre lit. En restant scotché devant un écran, on s’empêche de penser, et par conséquent, on évite de faire face à l’absurdité de notre condition dans ce monde.
La répression touche chacun d’entre nous, et dans bien des cas, tant mieux. Sans ce mécanisme de défense, nous serions incapables de fonctionner sainement dans un monde qui nous dépasse.
Mais tout est une question d’équilibre.
La question qui doit être posée est donc la suivante : allons-nous trop loin dans notre répression du monde ? Notre champ des possibles ne serait t-il pas devenu trop restreint à force de vouloir tranquilliser nos vies ?
C’est en tous cas ce que pense Becker. Pour l’auteur du Déni de la mort, l’erreur de l’homme, c’est qu’au lieu de cultiver son jardin secret, il préfère plutôt l’enterrer. Pour refouler notre anxiété, nous oublions de développer notre singularité, et devenons à la place des individus purement extérieurs, entièrement façonnés par notre environnement.
Modelés par une société qui cherche à diminuer notre peur face à la mort.
« Ce qui est ironique dans la restriction de l’expérience, c’est que l’homme cherche à éviter la mort, mais il le fait en tuant une partie tellement grande de lui-même, et un spectre si large de son champ d’action, qu’il s’isole et se diminue, pour finir… comme mort. »
Le tableau peint par Becker peut paraître sombre. Il l’est sous bien des angles. Mais accrochons-nous !
Une chance sur combien ?
« ll n’y a qu’une seule liberté, se mettre en règle avec la mort. Après quoi, tout est possible. »
Albert Camus
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La peur de la mort est donc le phénomène qui sous-tend toute notre existence. Nous avons pu voir comment cette anxiété pouvait être responsable des meilleures comme des pires réalisations humaines.
La question maintenant n’est pas de savoir si l’on doit être anxieux de la mort ou non – tout le monde l’est, consciemment ou pas – mais plutôt de comprendre si l’on doit vivre avec cette anxiété.
Ce que je trouve personnellement intéressant, c’est que vivre avec la conscience de sa mort peut constituer un point de départ pour l’homme. Paradoxalement, la mort donne un sens à notre vie. Tous les jours.
Si nous étions immortels, quel serait l’intérêt de nous lever le matin ?
Être pleinement conscient de notre court passage sur cette planète peut donner à chaque instant une intensité indescriptible.
Nous devons également nous rappeler que notre existence est en soi un miracle. Le simple fait que nous soyons nés défit toutes les lois de probabilités imaginables.
« Peut-on imaginer plus grand miracle que celui qui a lieu lorsque nous nous regardons dans les yeux les uns les autres l’espace d’un instant ? » philosophait Henry David Thoreau, l’auteur de Walden.
Laniakea, superamas galactique dont la Voie Lactée fait partie (point rouge). Aux dernières nouvelles, l’homme est la seule forme de vie consciente existant sur cette carte.
En partant de ce constat simple, j’aimerais conclure la chose suivante : notre existence est trop miraculeuse pour que nous la vivions normalement.
La seule véritable folie qui nous gangrène, c’est de réprimer la réalité d’une manière tellement radicale que l’on finit par se couper complètement de l’expérience du monde. En oubliant parfois le fait même de vivre.
Et on se rapproche là de la conclusion de Becker : la seule manière de vivre pleinement, c’est d’accepter l’absurdité de notre condition. Le véritable héros, c’est l’homme qui se tient debout face à son destin.
« Remplis-toi les yeux de merveilles […]. Vis comme si tu devais mourir dans dix secondes. Regarde le monde. Il est plus extraordinaire que tous les rêves fabriqués ou achetés en usine. Ne demande pas de garanties, ne demande pas la sécurité, cet animal-là n’a jamais existé »
Ray Bradbury, Farhenheit 451